Les abeilles sont capables de maîtriser des concepts abstraits, telles les notions de position relative et de différence, ce qui remet en cause les liens entre capacités cognitives et complexité cérébrale.
Guillaume Jacquemont
Moins d’un millimètre cube. C’est la taille du cerveau d’une abeille, qui comprend environ 960 000 neurones, contre 100 milliards pour un cerveau humain. Pourtant, les capacités cognitives de l’insecte sont étonnantes. Aurore Avarguès-Weber et Martin Giurfa, de l’Université de Toulouse, et leurs collègues ont montré que l’abeille est capable d’utiliser simultanément deux concepts abstraits (dans le sens où ils sont indépendants d’objets physiques particuliers) pour prendre une décision, à savoir les idées de position relative et de différence.
L’expérience se déroulait dans un labyrinthe où pénétraient les abeilles. Les chercheurs affichaient des images selon deux dispositions spatiales différentes : une paroi présentait deux images l’une au-dessus de l’autre, et la paroi opposée exposait les mêmes images côte à côte. Un orifice entre les deux images donnait soit une récompense (une goutte d’eau sucrée) soit une sanction (une goutte de quinine). Les abeilles étaient entraînées à privilégier l’une ou l’autre des relations spatiales entre les images : pour certains insectes, par exemple, des images l’une au-dessus de l’autre étaient systématiquement associées à la récompense. En outre, lors de l’entraînement, les deux images étaient différentes, afin de tester si les abeilles intégraient aussi cette relation.
Après une trentaine d’essais, soit un entraînement d’environ trois heures, les abeilles choisissaient toujours les combinaisons gagnantes : des images différentes et présentant la disposition spatiale récompensée (par exemple, « l’une au-dessus de l’autre »). Elles faisaient ce choix même quand elles étaient confrontées à des images qu’elles n’avaient jamais vues. Cela signifie que leur cerveau avait encodé les concepts de position relative et de différence, indépendamment des objets physiques qui les sous-tendent. Des études précédentes avaient déjà montré que les abeilles pouvaient maîtriser certains concepts spatiaux simples, mais jamais deux à la fois. Ces capacités, sélectionnées par des millions d’années d’évolution, aident les abeilles à s’orienter lors des trajets compliqués qu’elles effectuent pour repérer de la nourriture et la ramener à la ruche.
Les performances des insectes sont d’autant plus impressionnantes que pour parvenir à des résultats similaires, les primates ont le plus souvent besoin de plusieurs milliers d’essais. Une différence à relativiser toutefois : les capacités des primates sont testées dans des conditions de laboratoire très éloignées de leur environnement naturel, avec des animaux immobilisés et sans doute stressés, ce qui pourrait diminuer fortement leur motivation à répondre aux problèmes posés par les chercheurs.
Reste que les résultats de Martin Giurfa et son équipe remettent en cause un certain nombre d’idées communément acceptées. Si la crâniométrie – une discipline postulant que l’intelligence d’un humain dépend de la taille de son cerveau – est abandonnée depuis longtemps, on pensait tout de même que le cerveau devait être relativement grand et complexe pour acquérir des capacités cognitives élevées : les facultés conceptuelles chez les primates, par exemple, sont en général associées au cortex préfrontal. L’architecture simple du cerveau des abeilles étant dépourvue de ce type de structures, cette association doit être révisée.
Les abeilles pourraient être d’une grande aide pour cette révision, car leur faible nombre de neurones rend plus facile le repérage des réseaux neuronaux à l’œuvre dans l’apprentissage conceptuel. L’équipe de M. Giurfa travaille aujourd’hui sur ce sujet en couplant des expériences de comportement à de l’imagerie cellulaire : les neurones qui s’activent libèrent du calcium et on les repère en injectant aux abeilles un colorant qui devient fluorescent lorsqu’il s’unit au calcium. En découpant le sommet de la tête des insectes (une opération indolore, puisque leur carapace n’est pas innervée), on peut observer « en direct » les zones qui s’allument lors de l’apprentissage conceptuel. Mais pour cela, il faut empêcher les abeilles de voler dans tous les sens, et donc définir de nouveaux protocoles d’expérience…
Soyez le premier à commenter