Le scrutin, science démocratique

Résultat électoral faussé », « points de vue condamnés à être tus », « scrutin empêchant les électeurs de s’exprimer librement », « résultat hautement manipulable »… Nul doute que ces reproches sur des élections s’adressent à des pays fort peu démocratiques. Et pourtant ils s’appliquent en particulier à la France et à son système de vote dit uninominal à deux tours, qui consiste à choisir un président ou un député en ne mettant qu’un seul nom dans une urne.

Ces critiques assez dures sont le reflet de dizaines d’articles scientifiques rédigés par des économistes (spécialisés dans ce qu’on appelle le choix social), des chercheurs en sciences politiques ou encore des mathématiciens. En France, elles se sont même retrouvées dans des rapports très sérieux comme ceux du Centre d’analyse stratégique (CAS) – rattaché au premier ministre -, en 2007, ou de la fondation Terra Nova (un cercle de réflexion proche du Parti socialiste), en 2011.

 

Contrairement à ce que le poids des habitudes et des rituels électoraux peut faire penser, il n’y a pas qu’une seule manière de choisir ses représentants. « Il y en a même une kyrielle. Je reçois régulièrement de nouvelles idées, parfois un peu folles », témoigne Jean-François Laslier, mathématicien au département d’économie de l’Ecole polytechnique. Parmi les mille façons de voter, on peut élire à un ou deux tours, choisir un seul nom ou plusieurs, classer tout ou une partie des candidats, juger par une note chacun des impétrants… Et l’on ne parle pas, ici, de la multitude des formes de scrutin proportionnel. Toutes ont des défauts et des qualités, avec aussi pour conséquence la possibilité que le vainqueur élu par une méthode ne le soit pas par une autre !

L’art des mathématiciens et des économistes consiste justement à étudier et à analyser les propriétés de tous ces modes de scrutin. C’est de l’analyse logique, consistant à poser des hypothèses et, d’étape logique en étape logique, à voir où cela mène. C’est aussi un terrain d’expérience sur lequel les chercheurs testent leurs théories et mesurent surtout les degrés d’adhésion des électeurs à telle ou telle méthode de vote.

Cette discipline remonte en fait aux mathématiciens français Nicolas de Condorcet et Jean-Charles de Borda au XVIIIe siècle. Ils avaient indépendamment commencé à analyser les effets des scrutins uninominaux et surtout proposé des méthodes de vote censées en éviter les défauts. Cette science a même ses théorèmes, qu’il est possible de démontrer. Le plus connu étant sans doute celui dû à l’Américain Kenneth Arrow, Prix Nobel d’économie en 1972, qui précise qu’aucune méthode de vote n’est parfaite… Mais ces spécialistes sont formels : à défaut de système idéal, nous avons sans doute choisi le pire (peut-être derrière les Britanniques, qui élisent en un tour celui qui recueille le plus de suffrages).

Un premier défaut de notre scrutin uninominal a justement été pointé par Condorcet. Par ces votes, il est possible d’éliminer un candidat qui, en duel, l’aurait emporté devant tous les autres. Une majorité préfère A à B et B à C, mais c’est C qui est élu ! Plus concrètement, en 2007, le centriste François Bayrou pouvait être considéré comme un vainqueur de Condorcet (battant tous les autres en duel) et il n’a finalement même pas été au second tour.

En 2002, la procédure a aussi conduit à devoir choisir entre la droite, Jacques Chirac, et l’extrême droite, Jean-Marie Le Pen, alors que ce dernier était majoritairement rejeté par les électeurs. « Si nous vivons encore un traumatisme de ce genre, alors les citoyens réaliseront qu’il faut changer de système », prévient Michel Balinski, mathématicien, également au département d’économie de l’Ecole polytechnique et défenseur d’une méthode originale.

Le corollaire de ce problème est aussi que le scrutin uninominal tend à introduire la notion de vote utile ou stratégique au détriment du « vote sincère ». L’électeur vote non selon ses préférences mais en fonction de ce qu’il pense être le mieux pour le second tour. « Il faut que le vote du coeur soit utile, aime à dire Michel Balinski. Il est préférable d’avoir des expressions d’opinions honnêtes et non stratégiques. »

Un autre défaut, pointé par exemple dans le rapport du CAS, est que le scrutin uninominal crée de la frustration pour l’électeur car il n’a qu’un seul choix possible. Les méthodes alternatives, en proposant de noter, de classer ou de juger, offrent par définition plus de variété.

Les spécialistes peuvent donc aussi dresser les avantages de voter différemment. En introduisant plusieurs choix, non seulement on ne frustre pas l’électeur, mais en plus on devrait ravir les analystes politiques en apportant un surcroît direct d’informations. Il sera enfin possible de savoir quel est le degré d’adhésion des Français à l’écologie par exemple. Ou, au contraire, le niveau de rejet du Front national. Ou bien la part des anticapitalistes. On pourra enfin savoir comment se situent les électeurs du centre vis-à-vis des partis dominants… Le tout sans sondages.

Du côté du paradoxe de Condorcet, la situation est en général meilleure que celle du scrutin uninominal même si, en toute rigueur, ces méthodes peuvent éliminer le vainqueur de Condorcet.

Autre avantage souvent commun aux méthodes alternatives : la meilleure résistance au vote stratégique. Il a été démontré que celui-ci ne disparaît pas, mais que l’électeur est moins enclin à tomber dans l’embarras actuel puisqu’il peut s’exprimer avec plus de choix. En outre, elles rendent caduques les discussions sur la prise en compte des votes blancs dans les suffrages exprimés, vu que par définition plusieurs expressions sont possibles. Et, en étant à un tour, elles coûtent moins cher. « Nous avons aussi l’intuition que ces méthodes peuvent réduire l’abstention », explique Herrade Igersheim, de l’université de Strasbourg, qui a expérimenté plusieurs alternatives en 2007.

Pour confirmer ces théories, ou intuitions, la présidentielle de 2012 sera donc aussi un terrain d’expérience dans des bureaux de vote, dans des laboratoires ou sur le Web. A Saint-Etienne, Strasbourg ou Caen, on testera le vote par note et par approbation. A Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), ce sera le jugement majoritaire. Sur le Web, dans un programme de recherche européen et canadien, Jean-François Laslier propose au visiteur de tester quatre méthodes sur le site Voteaupluriel.org.

Toujours sur le Web, mais dans un but pédagogique, www.votedevaleur.org propose de voter avec les notes – 2, – 1, 0, 1, 2. A l’université de Lille, après avoir testé le vote préférentiel transférable en 2007, on essaiera de mieux comprendre comment se construisent les préférences des électeurs en invitant des volontaires à se prononcer sur des « profils » de candidats. « Nous cherchons à savoir comment l’électeur arbitre entre la stratégie, les compétences, la proximité personnelle avec un candidat… », explique Hubert Jayet, l’un des responsables à l’université Lille-I.

Bien entendu, comme en 2007, il n’est pas impossible que les résultats diffèrent du scrutin officiel. A l’époque, le rapport du CAS faisait d’ailleurs remarquer qu’il ne faudra pas extrapoler ces résultats. Les bureaux ne sont en effet pas forcément significatifs. Surtout, les modes de scrutin ne changent pas que le résultat, ils changent aussi la stratégie de campagne, les discours de main tendue ou de rejets… Difficile donc d’affirmer que les choix alternatifs auraient été les mêmes à la suite d’une campagne différente (avec, par exemple, un moindre souci de « draguer » les électeurs d’extrême droite, ou un nombre différent de candidats…).

Mais le véritable changement ne sera pas pour demain. « Nous avons constaté une forte réticence de certains élus, qui ont refusé nos expériences », note Herrade Igersheim. « Nous n’arrivons guère à faire passer nos idées auprès des hommes politiques. Ils pensent savoir mieux que les chercheurs quelles sont les bonnes méthodes. Ce sont souvent celles qui les ont élus ! », regrette Maurice Salles, cofondateur de la revue Social Choice and Welfare et économiste à l’université de Caen.

Il n’est pas certain non plus que ces discussions passionnent tant que cela l’électeur. Dans son livre, Le Vote (La Découverte, 2011), Patrick Lehingue, de l’université de Picardie, rappelle que le fameux rituel électoral est central pour les hommes politiques, les journalistes et quelques chercheurs, mais pas forcément pour le citoyen. Il avait ainsi constaté que seulement 37 % des électeurs interrogés se souvenaient de leur vote précédent…

David Larousserie

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