Le palmarès 2010 des mathématiciens

Le Congrès international des mathématiciens, à Hyderabad, en Inde, vient de décerner ses distinctions : quatre médailles Fields, le prix Nevanlinna, le prix Gauss et, nouveauté de cette année, la médaille Chern. Trois Français figurent parmi les lauréats.

Tous les quatre ans, le Congrès international des mathématiciens se réunit et annonce, à son ouverture, les prix attribués par l’Union mathématique internationale. Ces récompenses sont considérées comme les plus prestigieuses distinctions en mathématiques, à l’exception peut-être du prix Abel décerné annuellement depuis 2003 par l’Académie norvégienne.

 

Médailles Fields : Elon Lindenstrauss, Ngô Bao Châu, Stanislas Smirnov et Cédric Villani

Les médailles Fields, inaugurées en 1936 et dont le nombre va jusqu’à quatre depuis 1966, sont décernées à des mathématiciens de moins de 40 ans. Chacune consiste en une médaille en or et une somme de 15 000 dollars canadiens (environ 11 000 euros). Les lauréats de cette année sont l’Israélien Elon Lindenstrauss, de l’Université hébraïque de Jérusalem, le Franco-vietnamien Ngô Bao Châu, de l’Université de Paris-Sud (qui sera en poste dès la rentrée à l’Université de Chicago), le Russo-suédois Stanislas Smirnov, de l’Université de Genève, et le Français Cédric Villani, récemment nommé à la tête de l’Institut Henri Poincaré, à Paris.

Elon Lindenstrauss

Elon Lindenstrauss est récompensé pour « ses résultats sur la rigidité des mesures en théorie ergodique, et leurs applications à la théorie des nombres ». La théorie ergodique étudie les transformations qui laissent inchangées des mesures (par exemple les aires ou les volumes) sur des espaces, ces derniers pouvant être de natures très diverses (l’espace physique, l’espace des variables qui décrivent la dynamique d’un système de plusieurs particules, etc.). Comme l’indique l’annonce du prix, E. Lindenstrauss et ses collaborateurs ont découvert de nombreuses applications des techniques de théorie ergodique à des questions de théorie des nombres. L’une d’elles porte sur la « conjecture de Littlewood », qui décrit l’approximation d’une paire de nombres réels par des paires de nombres rationnels ayant même dénominateur. Cette conjecture a ainsi été prouvée dans « presque tous les cas » (expression qui a un sens mathématique précis).

Ngô Bao Châu

Ngô Bao Châu (Ngô est le nom de famille), lui, s’est notamment illustré en démontrant de façon générale, en 2008, le « Lemme fondamental », une conjecture énoncée en 1987 et qui constitue un élément clef du « programme (ou correspondance) de Langlands » formulé à partir de 1967 par le mathématicien canadien Robert Langlands. Le programme de Langlands est un vaste ensemble de conjectures tissant des liens assez précis entre la théorie des nombres, la théorie des fonctions dites automorphes et la théorie de la représentation des groupes. La démonstration du célèbre théorème de Fermat, en 1994, a d’ailleurs été accomplie par l’Anglais Andrew Wiles en prouvant la conjecture de Shimura-Taniyama-Weil, qui faisait partie du programme de Langlands. On peut noter que la médaille Fields décernée en 2002 à Laurent Lafforgue, de l’Institut des hautes études scientifiques, à Bures-sur-Yvette près de Paris, concernait également la correspondance de Langlands.

Stanislas Smirnov

La médaille Fields de Stanislas Smirnov récompense « la démonstration de l’invariance conforme de la percolation et du modèle d’Ising bidimensionnel en physique statistique ». Dans les années 1990, les physiciens ont prédit plusieurs exposants ou dimensions caractérisant le comportement de modèles bidimensionnels sur réseau, avec l’idée sous-jacente que ces modèles jouissent de la symétrie conforme (invariance par rapport aux transformations conformes, c’est-à-dire par rapport aux transformations qui conservent localement les angles, mais pas forcément les distances) lorsque le pas du réseau tend vers 0. Mais les preuves rigoureuses manquaient jusqu’à ce que des mathématiciens, dont Wendelin Werner (de l’Université de Paris-Sud et lauréat d’une médaille Fields en 2006), l’Israélien Oded Schramm (disparu dans un accident en 2008), S. Smirnov et d’autres, établissent des résultats mathématiquement exacts.

Notamment, S. Smirnov a démontré l’invariance conforme du modèle de percolation sur un réseau triangulaire de points. Dans ce modèle, chaque point est jaune ou bleu (par exemple) avec des probabilités p et 1 – p, et l’on s’intéresse aux amas bleus ou jaunes. Lorsque p dépasse une certaine valeur critique pc, il existe un amas jaune qui s’étend sur une infinité de points (il y a alors « percolation »). On peut s’intéresser par exemple à la probabilité que le point origine du réseau appartienne à l’amas de percolation, et l’on démontre qu’elle est proportionnelle à (ppc)5/36 lorsque p s’approche de pc par valeurs supérieures. L’exposant 5/36 avait d’abord été prédit par des arguments de physique théorique.

S. Smirnov a également prouvé l’invariance conforme du modèle d’Ising bidimensionnel à sa température critique. Le modèle d’Ising, qui date des années 1920, est un modèle simple, mais très riche, de la physique statistique, qui permet d’étudier le magnétisme et d’autres propriétés de la matière. On suppose un réseau carré de points dotés d’une valeur +1 ou –1 et qui interagissent entre proches voisins ; cette interaction est telle que deux points voisins immédiats tendent à prendre la même valeur, mais cet ordre est contrecarré par l’agitation thermique. À l’équilibre thermodynamique et lorsque la température est inférieure à une certaine valeur critique, une majorité de points du réseau adoptent la même valeur, ce qui correspond dans le cas du magnétisme à l’émergence spontanée d’une aimantation.

Cédric Villani

Quant à Cédric Villani, une médaille Fields lui a été décernée « pour ses démonstrations de l’amortissement de Landau non linéaire et de la convergence vers l’équilibre de l’équation de Boltzmann. » Voyons de quoi il s’agit.

À la fin du XVIIe siècle, le physicien autrichien Ludwig Boltzmann (1844-1906) proposa d’étudier le comportement d’un gaz non plus en suivant chacune de ses particules, mais en examinant l’évolution de la probabilité qu’une particule occupe telle ou telle position et soit animée de telle ou telle vitesse. La physique statistique était née ! En 1872, il établit ainsi une équation qui décrit l’évolution d’un gaz peu dense hors de l’équilibre, et notamment sa relaxation (la convergence) vers un état d’équilibre global. En d’autres termes, le second principe de la thermodynamique (l’augmentation de l’entropie) devenait accessible à l’analyse mathématique.

Dans les années 1990, alors qu’il poursuivait sa thèse sous la direction de Pierre-Louis Lions, médaillé Fields en 1994, C. Villani s’est intéressé au cas d’un gaz où ont lieu des interactions à longue portée, par exemple quand les particules sont chargées électriquement. Parmi les divers résultats obtenus dans ce cadre, l’un d’eux, fruit d’une collaboration avec Laurent Desvillettes, de l’École normale supérieure de Cachan, concerne la vitesse de convergence vers l’équilibre lorsque le gaz en est initialement très éloigné.

En 1946, le physicien russe Lev Landau (1908-1968) s’est intéressé à la physique des plasmas et a défini, à partir des équations cinétiques de ces gaz ionisés, l’amortissement qui porte aujourd’hui son nom. Ce phénomène correspond à un transfert d’énergie des champs électromagnétiques créés par les particules chargées du plasma vers les électrons du plasma. Cet amortissement conduit le plasma à un état d’équilibre même en l’absence de collisions entre les particules, avait affirmé Landau. Et il l’avait prouvé sur une version linéaire et simplifiée de l’équation de Vlasov-Poisson, l’équivalent pour les plasmas de l’équation de Boltzmann. Depuis, peu de progrès ont été réalisés sur cette question de l’évolution vers l’équilibre d’un plasma… jusqu’à l’année dernière, quand C. Villani, en collaboration avec Clément Mouhot, aujourd’hui à Cambridge, ont réussi à prouver sur la version complète, non linéaire, de l’équation de Vlasov-Poisson que Landau avait raison.

Ces deux travaux récompensés ne constituent que deux facettes du domaine de recherche de C. Villani. Ainsi, il s’intéresse également à la théorie du transport optimal (comment transporter une masse d’un endroit à un autre en dépensant le moins d’énergie possible), inaugurée par Gaspard Monge en 1781. Passant d’un domaine à l’autre, C. Villani en a profité pour édifier de nouveaux ponts entre l’analyse et la géométrie.

Prix Nevanlinna : Daniel Spielman

Autre distinction attribuée par l’Union mathématique internationale : le prix Rolf Nevanlinna, créé en 1982. Consistant en une médaille en or et une somme de 10 000 dollars canadiens (environ 7 500 euros), ce prix est attribué à un chercheur de moins de 40 ans ayant fortement contribué aux aspects mathématiques de l’informatique. L’élu pour 2010 est l’Américain Daniel Spielman, de l’Université Yale, dont les travaux ont porté sur la « programmation linéaire » et la théorie du codage, deux domaines ayant un grand nombre d’applications, le premier en recherche opérationnelle, le second en télécommunications et en informatique.

La programmation linéaire consiste à trouver le maximum ou le minimum d’une fonction en présence de contraintes s’exprimant par des formules linéaires (en termes des variables de la fonction à optimiser). Pour ce faire, il existe un algorithme assez efficace, la « méthode du simplexe » inventée en 1947 ; mais son efficacité n’était pas comprise mathématiquement. D. Spielman et son collaborateur Shenhua Teng ont réussi à prouver que la méthode du simplexe s’applique en général, sauf dans des cas pathologiques, mais que moyennant de légères modifications d’un tel cas, on se retrouve devant un problème pour lequel la méthode du simplexe fonctionne.

Le codage, l’autre domaine sur lequel portent les recherches de D. Spielman, consiste à exprimer numériquement l’information de façon soit à la crypter, pour des besoins de confidentialité, soit à assurer qu’on puisse la reconstituer lorsque certains bits sont perdus lors des communications (incidents très fréquents). D. Spielman et ses collègues ont travaillé sur des codes utilisant des graphes très fortement connectés, appelés expanseurs, et ont développé à partir de là des techniques de codage et de décodage très efficaces.

Prix Gauss : Yves Meyer

Le prix Carl Friedrich Gauss, créé en 2006, récompense sans limite d’âge des mathématiciens dont l’œuvre a eu des répercussions dans d’autres domaines tels que la technologie, la finance voire la vie quotidienne. Cette année, Yves Meyer, professeur émérite à l’École normale supérieure de Cachan, recevra une médaille en or et 10 000 euros pour « ses contributions fondamentales en théorie des nombres, en théorie des opérateurs et en analyse harmonique, ainsi que pour son rôle central dans le développement des ondelettes et de l’analyse multirésolution ».

Dans les années 1970, Y. Meyer a développé des outils en théorie des nombres qui sont utiles à l’étude des quasi-cristaux (des cristaux à structure régulière et cependant non périodique). Plus tard, il a contribué au développement de la théorie des ondelettes, une classe de fonctions « élémentaires » en termes desquels on peut analyser des fonctions ou des signaux. Analogues à la transformée de Fourier, où la fonction considérée est décomposée en somme ou intégrale de fonctions sinusoïdales, les transformées en ondelettes sont cependant plus puissantes. Les ondelettes, dont l’idée initiale est due à l’ingénieur géophysicien français Jean Morlet, sont notamment mieux adaptées que les fonctions sinusoïdales à l’analyse de fonctions à variations brutales, tels les sons musicaux ou les images (en raison des contours). Les ondelettes sont aujourd’hui au cœur de nombre d’applications de traitement et de compression d’images, notamment la norme JPEG 2000.

Enfin, Y. Meyer a récemment identifié des liens entre ses anciens travaux en théorie des nombres en liaison avec les quasicristaux et la « détection compressée », technique d’acquisition et de reconstruction d’un signal à partir d’informations éparses ou compressées. Cela lui a permis de développer un nouvel algorithme pour le traitement des images, dont une version est utilisée par l’Agence spatiale européenne sur la mission Herschel.

Médaille Chern : Louis Nirenberg

À partir de cette année, le Congrès international des mathématiciens attribue un prix en l’honneur de l’éminent mathématicien chinois Shiing-Shen Chern (1911-2004). Ce prix, financé par la Chern Medal Foundation, est destiné à récompenser un individu, sans limite d’âge, dont les contributions mathématiques ont été exceptionnelles. Il consiste en une médaille en or et une somme de 250 000 dollars américains (près de 200 000 euros), à quoi s’ajoute une autre somme de 250 000 dollars dont le lauréat pourra faire bénéficier un ou plusieurs organismes pour l’éducation ou la recherche en mathématiques.

Le premier lauréat de cette médaille Chern est Louis Nirenberg, d’origine canadienne, distingué « pour son rôle dans la formulation de la théorie moderne des équations aux dérivées partielles non linéaires de type elliptique et pour avoir été le mentor de nombreux étudiants et postdoctorants dans ce domaine ». L. Nirenberg, âgé aujourd’hui de 85 ans, a fait toute sa carrière à l’Institut Courant de sciences mathématiques de l’Université de New York, institut qui a joué un grand rôle dans le développement des mathématiques appliquées au XXe siècle. L. Nirenberg a fait partie des premiers membres de ce célèbre organisme, et ses travaux ont essentiellement porté sur les équations aux dérivées partielles, omniprésentes dans les mathématiques et leurs applications (un exemple parmi une multitude d’autres : les équations de Navier-Stokes, qui régissent l’écoulement d’un fluide de viscosité non nulle). Il s’est également illustré en géométrie différentielle, en analyse complexe et en topologie, des domaines souvent en liaison avec l’étude des équations aux dérivées partielles, et est reconnu pour la limpidité de ses exposés et de ses écrits.

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