L’Australie, un cas d’espèce ?

Introduire des éléphants et des rhinocéros pourrait-il sauver l’Australie des incendies et des espèces nuisibles qui envahissent le continent ? C’est en tout cas ce que suggère David Bowman, biologiste à l’université de Tasmanie. Un scénario de plus, dans une histoire australienne déjà longue en importation volontaire d’espèces animales qui ont souvent tourné à la catastrophe.

 

Sous son chapeau digne de Crocodile Dundee, David Bowman paraît taillé pour l’aventure. Biologiste, il vit en Tasmanie, la plus grande île d’Australie qui est aussi un sanctuaire pour de nombreuses espèces animales et végétales. Isolée par l’océan, la Tasmanie a pu se préserver d’une des plaies dont souffre le reste de l’Australie : l’invasion d’espèces étrangères, importées volontairement ou non, qui ont perturbé définitivement les écosystèmes uniques de ce continent (83 % des mammifères, 89 % des reptiles, 90 % des poissons et des insectes et 93 % des amphibiens qui habitent l’Australie sont endémiques à ce territoire).

Arrivés dans les bagages des colons européens à la fin du 18e siècle, les lapins, les vaches, les buffles, les cochons, les dromadaires, les renards, les chats et d’autres espèces domestiques et sauvages, ont ainsi pénétré ce vaste territoire, peu peuplé (aujourd’hui encore l’Australie ne compte que 22 millions d’habitants) et sont entrés en concurrence avec les espèces endémiques. Les chiffres donnent le tournis. 27 lapins libérés en 1859 ont donné naissance à une population estimée à 22 millions d’individus six ans plus tard. Les 80 buffles introduits au milieu du 19e siècle étaient devenus 350 000 en 1980. Les dromadaires abandonnés avec le développement du rail, sont aujourd’hui 500 000 dans l’outback australien. La descendance des cochons retournés à l’état sauvage est évaluée actuellement à 23,5 millions d’individus.

De la faune des origines à l’éléphant africain

Malgré cela, David Bowman, qui n’est pourtant pas le perdreau de l’année, suggère dans une tribune publiée le 2 février 2012 dans la revue Nature, d’importer sur le continent des éléphants, des rhinocéros et des dragons de Komodo. Des espèces qui viendraient occuper les niches écologiques abandonnées il y a 40 000 ans par la mégafaune qui peuplait alors l’Australie, des kangourous géants et carnivores, des wombats, des koalas, des varans et des serpents surdimensionnés, qui se sont éteints mystérieusement au contact d’une espèce invasive qui foulaient pour la première fois le sol du continent : l’homme. La technique du brûlis, adoptée par ces premiers migrants pour défricher les sols, est suspectée d’être la cause de cette disparition massive.

Selon le biologiste australien, ces animaux de remplacement pourraient ainsi venir à bout d’une autre espèce invasive, végétale cette fois, l’herbe de Gambie, qui a été importée volontairement d’Afrique dans les années 1930. Pouvant atteindre 4 mètres de hauteur, cette graminée est, à la saison sèche, très inflammable et elle serait en partie responsable des incendies à répétition que connaît l’Australie (en février 2009, un incendie a dévasté 400 000 hectares et tué 173 personnes). Quant aux dragons de Komodo, redoutables carnivores, ils trouveraient facilement à se nourrir des petits mammifères. Le dernier volet du scénario imaginé par David Bowman confie aux Aborigènes le rôle de chasseurs pour contenir l’expansion de ces nouvelles espèces et réduire les effectifs des plus anciennes.

David Bowman concède que cette proposition n’est pas sans risque et qu’il faudrait procéder avec la plus grande précaution. Mais que le problème des espèces invasives est tel, que toutes les idées, même celles qui peuvent paraître ridicules, doivent être étudiées pour en venir à bout. En bref, il s’agit plus d’une provocation destinée à faire réagir les scientifiques et les politiques, que d’une solution clé en main ! Car dans l’art difficile de l’introduction d’espèces, son scénario semble mal ficelé.

Le ministre n’est pas d’accord !

Tony Burke, le ministre de l’environnement australien, n’a eu qu’un mot pour commenter cette proposition en la qualifiant de « délirante » ! Un point de vue que partage Franck Courchamp, chercheur au Laboratoire d’écologie systématique et évolution du CNRS : « Les grands herbivores pullulent déjà sur le sol australien, pourquoi en rajouter ? D’autant qu’il y a fort à parier que ces éléphants ne se contenteront pas de l’herbe de Gambie et qu’ils se nourriront d’autres plantes natives d’Australie. Ces animaux n’ayant par ailleurs pas de prédateur, ils risquent eux aussi, à terme, de proliférer comme ils le font déjà dans certaines régions d’Afrique. Quant aux dragons de Komodo, qui sont essentiellement des charognards, je ne vois pas comment ils seraient plus efficaces que toutes les autres méthodes déjà testées par les Australiens ».

Car les Australiens sont, avec les Néo-Zélandais, les leaders mondiaux en matière de contrôle et d’éradication d’espèces invasives. Concernés au premier chef par cette problématique, ils ont développé depuis des décennies, une expertise unique, bien supérieure à celle des Européens et des Américains. Ce savoir faire s’est forgé sur le terrain, par une succession de tentatives réussies et d’échecs retentissants. Et comme le souligne Franck Courchamp : « l’expérience montre qu’introduire volontairement des espèces pour venir à bout d’autres espèces invasives, neuf fois sur dix, c’est une catastrophe ! »

Le cauchemar du crapaud buffle

L’introduction volontaire du crapaud buffle a été par exemple, une erreur monumentale. Natif d’Amérique du Sud, le crapaud buffle a été introduit en 1935 dans le Queensland, au Nord-Ouest de l’Australie pour réduire la population d’insectes s’attaquant aux cultures de canne à sucre. Particulièrement voraces, les 62 000 crapauds buffles importés et leur descendance se sont parfaitement acquittés de leur mission mais ne cessent, depuis, d’agrandir leur territoire. Car aucun prédateur australien n’est capable de survivre aux défenses toxiques de l’animal. Les recherches pour mettre au point un agent biologique capable de détruire l’espèce et le plan anti-crapaud établi en 2009 par le gouvernement australien n’ont pas encore donné de résultat, malgré les 3,3 millions de dollars investis depuis trois ans. Les efforts portent aujourd’hui sur la ligne de front de l’invasion avec la cueillette et la destruction des œufs pondus par les femelles (de 8000 à 25000 œufs par ponte). Sans méthode de lutte plus efficace, l’avenir consistera principalement à protéger quelques zones riches en biodiversité et à éviter que ces crapauds ne pénètrent des îles dont ils sont encore absents.

L’invasion du crapaud buffle (cane toad) vue par Mark Lewis, réalisateur australien : bande annonce de son documentaire, sorti en 2010.

La success story du bousier

L’introduction d’espèces n’a pas toujours été un échec et l’Australie compte quelques réussites à son actif. Au 20e siècle, le CSIRO, qui est l’équivalent là-bas du CNRS, s’est penché sur le problème de la dégradation des excréments des bovins. Car aucun insecte natif d’Australie n’était capable de recycler des bouses, trop larges et humides comparées aux excréments des marsupiaux locaux. Or celles-ci dégradaient les sols, favorisaient le développement d’herbes envahissantes et galvanisaient deux espèces de mouches nuisibles pour les troupeaux. 45 espèces d’insectes originaires d’Afrique, d’Europe et d’Asie, capables de dégrader ces bouses et de contrôler les populations de mouches, ont été testées en laboratoire. Certaines d’entre elles ont été ensuite lâchées avec succès sur le terrain, sans conséquence nuisible ni effet secondaire imprévu.

Le virus comme arme biologique

Quant à la lutte contre les lapins, elle fait figure en Australie, d’exemple. Elle s’est appuyée sur l’introduction à deux reprises d’agents biologiques qui ont décimé l’espèce. La première est l’introduction volontaire, dans les années 1950, de la myxomatose, un virus originaire du Brésil, qui, en l’espace de deux ans a tué 90 % des lapins du territoire. Les quelques lapins qui ont survécu en développant une résistance ont proliféré à nouveau et un second virus (un Calicivirus originaire de Chine) a été introduit en 1995 tuant, dès les premières semaines, 10 millions de lapins. Le gouvernement poursuit la recherche pour identifier de nouveaux agents biologiques et maintient la pression sur les populations de lapins en recommandant localement, la destruction et la fumigation des terriers, et l’utilisation de poison. Efficace et bien moins coûteuse que la chasse par arme lourde et hélicoptère (une méthode utilisée pour tuer près de 350 000 buffles dans les années 1980), l’arme biologique peut être redoutablement efficace. Mais elle reste risquée : une fois lancée, elle est impossible à contrôler.

Ce questionnement sur l’introduction volontaire d’espèces étrangères dépasse largement les frontières de l’Australie et s’est installée, réchauffement climatique oblige, à la table de la communauté scientifique internationale. A la façon d’un David Bowman et de ses éléphants, l’idée a été lancée récemment de déplacer des ours blancs du pôle Nord au pôle Sud. Une proposition saugrenue car les ours ne feraient qu’une bouchée des populations de manchots et chambouleraient en un rien de temps le délicat écosystème antarctique. Mais elle reflète une question à laquelle scientifiques et politiques devront bientôt répondre : faut-il sauver des espèces menacées en les implantant dans de nouveaux territoires ou le jeu est-il écologiquement trop dangereux et mieux vaut-il s’en abstenir ? Le débat n’est aujourd’hui, pas encore tranché.

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