Coup de tonnerre dans le monde de la préhistoire : de récentes datations au carbone 14, encore confidentielles, feraient remonter les peintures de la grotte ornée de Nerja, en Andalousie, à plus de 43 000 ans… Soit 7000 de plus que celles de la grotte Chauvet. Plus étonnant encore : cet art rupestre élaboré serait l’œuvre de l’homme de Néandertal, qui n’avait jusqu’à présent laissé aucune trace artistique.
Par Pedro Lima
« Ce que j’ai pensé en découvrant les résultats ? 43 000 ans, mais c’est une bombe ! » Le préhistorien espagnol Antonio Garrido Luque, conservateur de la grotte andalouse de Nerja, n’est pas prêt d’oublier ce jour de mai 2011 où il a reçu, par la poste, les datations au C14 de cinq échantillons de charbon de bois, commandés quelques mois plus tôt au laboratoire spécialisé américain Beta Analytics. Des résultats qui indiquent, ni plus ni moins, que cette vaste cavité ornée, située à proximité de la ville de Malaga, renfermerait les plus anciennes peintures connues à ce jour…
Ocre rouge et charbon de bois
À l’origine, ces datations devaient simplement permettre aux préhistoriens de préciser la chronologie de l’occupation de ce site préhistorique, surtout visité par le public pour ses beautés minéralogiques, et connu depuis les années 1960 pour ses peintures rupestres rouges et noires. Des figures, 589 au total, de facture assez classique pour la période paléolithique, puisqu’essentiellement constituées de signes et de motifs géométriques, ainsi que d’animaux, en moindre proportion : cerfs, capridés, et surtout phoques. Ces derniers, peints à l’ocre rouge, font la spécificité de Nerja, d’autant que des vestiges d’ossements de ce mammifère marin ont aussi été retrouvés dans la cavité. De là à penser que les hommes dessinaient sur les parois les animaux qu’ils venaient de chasser et dépecer, il n’y a qu’un pas, que franchissent les archéologues espagnols…
Par ailleurs, Nerja était déjà considérée comme une grotte ancienne, sur la base de datations et d’études antérieures : « L’homme y est présent depuis 25 000 ans jusqu’aux périodes protohistoriques récentes, autour de 1 500 av. J.-C.. Les principales périodes culturelles du paléolithique y sont représentées, comme le Solutréen et le Magdalénien. En conséquence, l’art de Nerja était attribué à des chasseurs-cueilleurs anatomiquement modernes, des sapiens, comme ceux d’Altamira en Espagne, ou de Lascaux et Chauvet en France », explique le chercheur.
Les derniers résultats ont tout bouleversé. Les six échantillons analysés, tous issus de petits amas de charbon calciné retrouvés au sol, ont en effet livré des âges très variés, qui s’échelonnent sur plus de 30 000 ans : depuis 12 800 ans BP (avant le présent) pour le plus récent, à 18 000 et 24 000 ans BP, les deux plus anciens culminant à 42 570 ans BP et 43 500 BP! Or, à des périodes aussi reculées, la présence de l’homme anatomiquement moderne, Homo sapiens, n’est pas connue dans cette région du sud de la péninsule ibérique… Conclusion avancée par les scientifiques espagnols : les charbons de bois ont du être manipulés par les seuls hommes présents à l’époque dans la région : les Néandertaliens.
Si la découverte se confirmait, elle bouleverserait bien des certitudes sur les origines de l’art et les capacités symboliques de l’homme de Neandertal, présent en Europe depuis 200 000 ans avant de disparaître il y a 25 000 ans environ. Jamais, en effet, un site néandertalien n’avait livré de dessins ou de peintures, même si on le savait déjà capable de pratiques symboliques et religieuses élaborées : usage de parures, emploi de l’ocre peut-être à des fins de décoration corporelle, inhumation des défunts… Mais la pratique de l’art est considérée comme l’apanage exclusif de l’homme anatomiquement moderne, arrivé en Europe il y a 40 000 ans.
Ce sont ainsi des Homo sapiens, les Aurignaciens, qui ont orné il y a 36 000 ans les parois de la grotte Chauvet en Ardèche, récemment proposée par la France pour rejoindre la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. D’où l’émoi provoqué dans la communauté des préhistoriens par ces résultats, qui n’ont même pas encore été publiés dans une revue scientifique… Pourquoi ? : « Le programme de recherche de Nerja étant financé par la province d’Andalousie, nous réservons nos premières conclusions à l’administration, avant qu’elles ne soient communiquées dans un journal spécialisé. Mais l’importance de la découverte fait qu’elle s’est répandue chez nos collègues, et au-delà », répond Antonio Garrido Luque.
Alors, que penser de cette annonce, encore incomplète, et de ses implications sur les origines de l’art ? De l’avis même des auteurs, la prudence est encore de mise. Ainsi, ce ne sont pas les pigments des peintures qui ont été datés directement, mais des échantillons de charbon prélevés à leurs pieds. Pourquoi ce choix ?
« La plupart des peintures sont peintes à l’ocre, qui ne peut être daté car il ne contient pas de matière organique. Quant aux dessins noirs, réalisés au charbon, ils sont recouverts d’une fine couche de calcite blanche qui rend impossible tout prélèvement sans risquer d’altérer les dessins, détaille le conservateur, avant d’argumenter. Pour autant, certains charbons que nous avons datés étaient déposés à dix centimètres à peine des peintures, ce qui rend très probable une association entre le foyer au sol, servant à éclairer la salle, avec les oeuvres pariétales ».
Autre point qui devra être approfondi : la fiabilité des datations. Certes, le laboratoire américain qui les a réalisées, Beta Analytics, situé à Miami, bénéficie d’une bonne réputation. Il a ainsi réalisé près de 300 000 analyses depuis les années 1980, pour plus de 9 000 équipes de recherches et universités à travers le monde. Mais au regard de l’enjeu scientifique, de nouvelles datations devront être réalisées pour constituer une certitude, comme en convient l’équipe espagnole elle-même : « Nous réfléchissons actuellement aux laboratoires spécialisés auxquels nous allons confier cette vérification », précise Antonio Garrido Luque.
Scepticisme
En attendant, certains préhistoriens se montrent encore sceptiques, d’abord sur l’ancienneté de l’art. « Autour de 40 000 ans, on se situe aux limites de la datation par le carbone, ce qui doit nous rendre très prudents sur ces résultats, tempère ainsi Jean Clottes, spécialiste français de l’art pariétal paléolithique. De plus, il subsistera toujours un doute sur le fait que ceux qui ont allumé les foyers au pied des parois étaient aussi les auteurs des peintures. Est-on sûr de dater l’art, et non le passage d’autres hommes dans la cavité ? »
Quant à l’attribution à Neandertal de l’art de Nerja, elle fait également débat : « Même si la grande ancienneté de cet art se confirmait, on pourrait aussi penser que les hommes anatomiquement modernes sont arrivés dans le sud de l’Espagne plus tôt que prévu, et sont les auteurs de ces peintures ». Tout en admettant que des analyses plus poussées doivent encore être réalisées, le préhistorien José Luis Sanchidrian, de l’Université de Cordoba, qui a dirigé les travaux scientifiques à Nerja, pense, malgré tout, « qu’à la lumière des résultats, l’hypothèse la plus probable est bien que Neandertal soit l’auteur de ces peintures ».
Seule certitude : les recherches à venir dans la cavité andalouse, qui recèle des sols potentiellement riches en vestiges et dont la richesse archéologique « n’a été exploitée qu’à 20% », seront surveillées de très près par la communauté internationale des préhistoriens. Avec, comme enjeu, l’attribution à l’homme de Neandertal les mêmes capacités artistiques que son homologue Sapiens…
Soyez le premier à commenter