« Décidément, il n’y a jamais de combat d’arrière-garde… On croyait la théorie de l’évolution de Darwin devenue « fait » depuis longtemps. Plus près de nous, Christian de Duve, prix Nobel de médecine, nous rappelait encore la succession mouche-cheval-chimpanzé-homme et ce fait – fort sympathique pour certains, et visiblement plus problématique pour d’autres – que l’homme partage des gènes communs avec le ver de terre et la méduse… Mais voilà, depuis quelques années, profitant d’une faille quasi structurelle de la science – à savoir qu’elle demeure une conquête progressive de l’explicable et qu’elle ne saurait d’emblée toujours tout expliquer -, les Églises protestantes américaines se rallient à la « théorie du dessein intelligent » et revendiquent jusqu’à son enseignement dans certaines écoles. Nul n’est à l’abri des reflux obscurantistes. En août dernier, rappelez-vous, le pape Benoît XVI convoquait un séminaire de réflexion sur la question de l’évolutionnisme et du créationnisme, avec comme désir non dissimulé de réconcilier l’échelle de Darwin avec celle de Jacob. Et de nouveau l’argument sempiternel de la science non spiritualiste, qui ne saurait tout expliquer… Pas si sûr que 1859 soit derrière nous.
Déjà, au XIXe siècle, les anti-darwiniens reprochaient à Darwin d’avoir formulé un concept de sélection naturelle éminemment négatif, capable de jouer uniquement le rôle de bourreau en éliminant l’inadapté. Déjà un contresens, soutient Stephen Jay Gould (1), feu grand professeur à l’université de Harvard : « La sélection naturelle, qui avait, certes, un rôle négatif (…), avait, néanmoins, la capacité, sous certaines conditions (…), de promouvoir les caractères évolutifs nouveaux. Autrement dit, la sélection naturelle pouvait créer l’adapté aussi bien qu’éliminer l’inadapté. Pour accomplir son rôle créatif, elle devait accumuler lentement les effets positifs des variations favorables au cours d’innombrables générations. »
Ah qu’on aimerait que Stephen Jay Gould soit encore des nôtres ! Lui, le héraut d’un élargissement du darwinisme, lui qui savait donner toute sa place scientifique au rôle du hasard, lui le défenseur du principe NOMA (2), a donné ses dernières lettres de noblesse à l’évolutionnisme, en défendant la « théorie de l’équilibre ponctué » et le fait que la sélection naturelle agit tout autant au niveau des organismes individuels qu’à celui des espèces ou des gènes. En d’autres termes, il n’y a pas de « site unique d’action pour le mécanisme causal » mais « une hiérarchie de niveaux interagissants, chacun important à sa manière propre ». C’est en reprenant l’histoire des théories évolutionnistes que le professeur a su se départir de la part darwiniste encore trop inféodée à la culture scientifique et idéologique de son époque. Mais Darwin était loin d’être dupe, et dans sa grande sagesse ou humilité, il avait lui-même déclaré que beaucoup de choses dans l’Origine des espèces se révéleraient à coup sûr « être des sottises » mais à coup non moins sûr que la « charpente fondamentale » tiendrait.
Pour expliquer la théorie de l’évolution, Stephen Jay Gould insiste sur plusieurs autres phénomènes : le rôle des gènes architectes et celui de l’« exaptation », terme inventé par le professeur pour signifier que de nouveaux usages, non prévus à l’origine, sont trouvés pour une fonction donnée. Mais le point essentiel sur lequel le chercheur aime à revenir, c’est le rôle de la contingence en science. Et d’une certaine manière, nous revoilà plongés dans le débat actuel qui s’interroge sur le finalisme caché de l’évolution… Pour Stephen Jay Gould, il n’y a pas de grand dessein. Tolstoï, rappelle-t-il, n’a-t-il pas expliqué « que la défaite de Napoléon à Moscou, en 1812, avait reposé sur toute une série de détails indépendants et apparemment sans importance, non sur de vastes facteurs abstraits tels que l’esprit des nations ou l’efficacité prévisible des deux plus grands généraux de la Russie, Novembre et Décembre ». Qui sait si dans cet acte de reconnaissance de la « respectabilité scientifique de la contingence » et de son rôle dans l’explication des phénomènes ne siège pas la spiritualité des temps modernes, savante bien qu’assagie. »
Chronique, de Cynthia Fleury
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